13.
Les pierres
Gìomanach est vivant. Revenu du royaume des morts. Bon sang ! Si le petit chien-chien du Conseil ne nous lâche pas, il risque de tout gâcher. Il faut que je m’occupe de lui. Personnellement.
Je lui passerai le braigh autour du cou, et il verra ce que l’on ressent dans ces moments-là.
Sgàth
* * *
Le lendemain, Mary K. est entrée dans le bureau familial. Comme Cal nous l’avait demandé, je me préparais au cercle de ce soir, qui devait avoir lieu chez Ethan, en me renseignant sur les « connecteurs ». J’avais trouvé des dizaines de sites Internet consacrés à la Wicca et j’adorais surfer de l’un à l’autre au gré de mes recherches.
— Morgan ?
— Oui ? ai-je répondu en me tournant vers elle.
Tête basse, elle paraissait soucieuse et vulnérable, ce qui ne lui ressemblait guère. Je me suis aussitôt interrompue pour aller la serrer dans mes bras.
— Morgan, pourquoi il fait ça ? a-t-elle murmuré, ses larmes ruisselant dans mon cou. Il dit qu’il m’aime, alors pourquoi veut-il me forcer ?
J’ai vu rouge. Devais-je lancer un sort à ce porc pour qu’il retienne la leçon ?
— Je n’en sais rien. Il ne comprend pas ce que « non » signifie. Il s’en fiche s’il te fait du mal.
— C’est faux, il ne s’en fiche pas ! Mais c’est plus fort que lui.
— Alors, il devrait se faire soigner, s’il ne peut pas se contrôler. Il finira par blesser quelqu’un, sa petite amie ou sa future femme.
Je me suis écartée un instant pour la fixer droit dans les yeux.
— Et sa première victime, ce ne sera pas toi, d’accord ?
Elle m’a dévisagée sans comprendre, les yeux embués. Je l’ai secouée doucement par les épaules, une fois, puis deux, jusqu’à ce qu’elle acquiesce.
— Ce ne sera pas moi, a-t-elle répété.
— Cette fois-ci, c’est bien fini entre vous deux, hein ? Ça ne doit pas recommencer.
— Oui, c’est fini, a-t-elle murmuré en détournant les yeux.
Ce qui m’a paru mauvais signe.
— Bien. Tu veux en parler aux parents ou tu préfères que je m’en charge ?
— Oh ! Euh…
— Bon, j’y vais.
J’ai quitté la pièce, bien décidée à tout leur raconter. Les secrets ne font qu’aggraver les choses. Surtout, j’espérais qu’ils la tiendraient à l’œil, et qu’elle aurait donc plus de mal à pardonner à Bakker, cette fois-ci.
Nos parents étaient furieux. Ils m’ont reproché de ne pas les avoir avertis plus tôt. À présent, ils en voulaient à Mary K. de s’être remise avec lui et nourrissaient des envies de meurtre envers Bakker – ce qui m’a remonté le moral. Finalement, même si les larmes ont coulé à flots, tout s’est terminé par une accolade générale.
Une demi-heure plus tard, j’ai délimité un petit coin de jardin où j’avais obtenu la permission de planter des graines. Le sol était trop dur pour être creusé, si bien que j’ai dû prendre un marteau pour enfoncer les piquets. Je les ai ensuite reliés avec de la ficelle pour délimiter le carré de terrain où mes simples pousseraient au printemps. Puis je me suis assise sur le sol enneigé afin de méditer. Je voulais purifier mon esprit et envoyer de bonnes ondes vers la terre afin de la remercier d’accueillir mon jardin en son sein.
Le soir venu, Cal est passé me prendre. J’avais enfilé un pantalon en velours gris et le chemisier couleur de ciel d’orage qu’il m’avait offert pour mon anniversaire. Pour une fois, j’avais fait un effort de coiffure : une tresse africaine qui, au niveau de ma nuque, devenait une simple queue-de-cheval. En regardant dans le miroir, j’ai eu du mal à me reconnaître. Avec mes yeux vifs et mes joues roses, je me trouvais presque jolie. Je n’avais plus rien à voir avec la Morgan de la rentrée. Ni avec celle que j’étais deux jours auparavant. Maintenant, je n’avais plus la mort de quelqu’un sur la conscience.
Dans la voiture, nous nous sommes embrassés et j’ai retrouvé avec joie le contact de sa peau chaude et le parfum d’encens qui imprégnait son manteau. Lorsqu’il m’a lâchée pour démarrer enfin, je lui ai raconté ce qui s’était passé la veille entre Mary K. et Bakker, en omettant de mentionner la présence de Hunter.
— Et maintenant, comment va ta sœur ?
— Comme ci, comme ça. J’ai trouvé une punition appropriée. Je vais jeter un sort à cette ordure pour que, chaque fois qu’il parle, un serpent ou un crapaud jaillisse de sa bouche.
Il a ri une seconde, puis m’a dévisagée, l’air sérieux.
— T’es rancunière, comme sorcière, a-t-il déclaré en s’engageant dans la rue où habitait Ethan. Interdiction de lancer des sorts, d’accord ? Du moins sans m’en parler avant.
— Promis, ai-je répondu en affichant un air angélique, ce qui l’a fait rire de plus belle.
Il s’est garé et m’a prise dans ses bras pour m’embrasser de nouveau.
— J’ai l’impression qu’on ne s’est pas vus depuis des jours… Je n’ai même pas eu le temps de te demander ce que tu avais pensé de mon seòmar.
— Ton shomar ?
— Mon seòmar. Un mot gaélique qui désigne un endroit privé, souvent utilisé par un sorcier ou une sorcière pour faire de la magye en solitaire. Par opposition à la pièce où le coven se réunit.
— Est-ce que tous les sorciers se doivent d’en posséder un ?
— Non. Arrête de changer de sujet et donne-moi ton avis.
— En fait, cette pièce m’a déroutée, ai-je répondu en toute sincérité. Franchement, au bout de quelques minutes, j’ai eu envie de sortir de là.
Il a hoché la tête tout en descendant de voiture. Nous avons marché côte à côte jusqu’à la maison d’Ethan, une bâtisse de plain-pied en brique.
— C’est normal. Je suis le seul à y avoir travaillé, et la pièce est chargée d’une magye très puissante. Tu verras, tu t’y habitueras vite.
Tandis qu’il frappait à la porte, je me suis demandé si j’aurais un jour envie d’y retourner.
— Salut ! a lancé Ethan en nous ouvrant. Entrez au chaud.
Je n’étais jamais venue chez lui. L’intérieur, bien que modeste, donnait une impression d’ordre. Les meubles avaient connu des jours meilleurs, mais semblaient bien entretenus. Soudain, deux boules de poil abricot ont déboulé vers nous en aboyant follement. J’ai reculé d’un pas.
Depuis le canapé où elle était assise, Jenna a éclaté de rire.
— Par ici, les petits chiens ! a-t-elle lancé.
Ils se sont rués vers elle en haletant joyeusement et ont happé les chips qu’elle leur tendait. Ce n’était visiblement pas la première visite de Jenna. Encore une surprise.
— Je ne savais pas que t’avais un faible pour les loulous de Poméranie, Ethan, a lancé Cal d’un ton pince-sans-rire.
— Ils sont à ma mère, a expliqué celui-ci.
Il en a pris un sous chaque bras pour les reconduire dans l’entrée.
Robbie est sorti de la cuisine, une chips à la main, pour venir nous saluer. Matt est arrivé en dernier, puis nous sommes descendus au sous-sol, qui avait été aménagé en grand salon.
Comme nous savions que Sharon ne viendrait pas, nous avons poussé les meubles sans attendre pendant que Cal sortait ses outils magyques. Au moment où nous nous sommes assis par terre, j’ai remarqué que Jenna évitait soigneusement de croiser le regard de Matt, qui tentait d’attirer son attention. J’avais toujours cru qu’elle dépendait de lui, alors qu’elle paraissait la plus forte des deux, finalement.
— Mercredi dernier, je vous ai demandé de penser à vos éléments associés, vos connecteurs. Est-ce que quelqu’un a obtenu des résultats ?
— Moi oui, a répondu Jenna d’une voix ferme. Mon métal, c’est l’argent, comme ce bracelet, ma pierre, le quartz rose, ma saison, le printemps. Je suis Poissons et ma rune, c’est Nyd, a-t-elle conclu en levant la main pour tracer la rune dans les airs. C’est tout pour moi.
— Et c’est déjà beaucoup, a commenté Cal. Beau travail. Tu as bien choisi ta rune, la patience qui permet de faire face aux contretemps.
Il a farfouillé dans son sac pour en sortir un morceau de quartz rose pâle gros comme un œuf qu’il a donné à Jenna.
— Tiens, tu t’en serviras pour tes sorts.
— Merci, a-t-elle répondu gaiement en plongeant son regard dans la pierre.
— Ta rune, Nyd, va devenir de plus en plus importante. Déjà, tu peux l’utiliser comme signature à la fin d’un sort ou d’une lettre.
J’adorais ce côté très cool de la Wicca, ce recours aux cristaux et à la nature. Le quartz rose était réputé pour favoriser l’amour, la paix et la guérison. Après sa rupture avec Matt, Jenna avait grand besoin des trois.
— Robbie ? a poursuivi Cal.
— Ouais… Alors, moi, je suis Taureau, ma rune, c’est Eoh, le cheval, qui symbolise aussi le voyage ou le changement. Mon métal, c’est le cuivre, ma plante, l’armoise, et ma pierre, l’émeraude.
— Bien. C’est très intéressant. Vous êtes vraiment doués pour trouver vos éléments. Robbie, je n’aurais jamais pensé à t’associer à une émeraude, mais, maintenant que tu le dis, cela me paraît évident.
Il a plongé le bras dans son sac et a mis de côté plusieurs pierres avant d’en tendre une vert sombre à Robbie.
— C’est une émeraude brute. Pas la peine d’espérer la revendre à la bijouterie, ça ne vaut rien ! Sers-t’en avec discernement.
Le geste de Cal, qui distribuait ainsi des pierres, m’a rappelé celui du prêtre distribuant l’hostie à l’église.
— Cette gemme attire l’amour et la prospérité, elle renforce la mémoire, protège son porteur et améliore la vision, a-t-il ajouté.
Robbie s’est tourné vers moi en souriant. Grâce à la lotion contre l’acné que je lui avais concoctée et qui avait eu comme effet secondaire de lui donner une vision parfaite, il avait pu se débarrasser des culs de bouteille qui lui mangeaient le visage depuis toujours.
— Me dis pas que t’as un échantillon de toutes les pierres du monde dans ton sac, s’est moqué Ethan.
— Bien sûr que non. J’en possède juste une ou deux des plus communes. Matt, à toi !
— Euh… Je suis Gémeaux, ma rune, c’est Jera, ma pierre, la tourmaline.
— Jera, le karma, les cycles de la nature, les saisons, a expliqué Cal. Et quel genre de tourmaline ?
— Celle qui ressemble à une tranche de pastèque.
— Ah ! On l’appelle la tourmaline polychrome.
Il en a déniché une de forme hexagonale et l’a présentée à Matt. Elle était vert sombre sur un bord, blanche au milieu et rose foncé sur l’autre bord.
— Cette pierre équilibre les émotions de celui qui la porte, a déclaré Cal.
— À moi, a annoncé Ethan. Je suis Vierge. Ma saison, c’est l’été, ma pierre, le jaspe brun. Je n’ai pas trouvé de plante ni rien. Par contre, mon parfum de glace préféré, c’est la pistache !
— OK, a coupé Cal en souriant. Merci. Attends, je crois que j’en ai un morceau… Voilà, a-t-il repris en lui donnant une pierre couleur caramel. Elle t’aidera à garder les pieds sur terre. Et, comme rune, que dirais-tu de choisir… Beorc, le nouveau départ ? Ça te va ?
— Ouais. Beorc, c’est cool, ça sonne bien.
Cal s’est tourné vers moi, l’œil pétillant.
— Et le meilleur pour la fin… À toi, Morgan !
— Moi, je suis entre Scorpion et Sagittaire, ai-je commencé. Enfin, plutôt Sagittaire. Ma plante, c’est le thym, ma rune, Odel, qui symbolise une maison ancestrale, un héritage. Et ma pierre, c’est la pierre de sang.
J’ai sûrement été la seule à le remarquer : les pupilles de Cal se sont dilatées un instant avant de rétrécir. Avais-je mal choisi ? J’aurais peut-être dû le consulter, mais j’étais tellement sûre de moi…
Il s’apprêtait à sortir une pierre, qu’il a relâchée aussitôt sans que je la voie. Elle est retombée sur les autres avec un petit toc.
— Une pierre de sang… a-t-il répété en me regardant.
— Quelles sont ses propriétés ? s’est enquise Jenna.
— C’est une gemme très ancienne, a-t-il expliqué. On l’utilise en magye depuis des millénaires pour accroître la force des guerriers et aider les femmes à accoucher. On peut s’en servir pour briser des liens, ouvrir des portes et faire tomber des barrières.
Il a marqué une pause pour fouiller une nouvelle fois dans son sac, d’où il a tiré une grosse pierre vert foncé toute lisse. Lorsqu’il l’a fait miroiter à la lumière, j’ai vu des petites taches rouge sang à sa surface.
— Sa planète d’influence, c’est Mars, qui lui prête des vertus de force, de guérison, de protection, décuple l’énergie sexuelle et favorise la magye sur les hommes plutôt que sur les femmes.
Jenna m’a adressé un petit sourire en coin qui m’a fait rougir.
— Elle est associée au feu et à la couleur rouge, a-t-il poursuivi.
Il me l’a envoyée et je l’ai attrapée au vol. Elle était lisse et chaude dans ma main. J’avais déjà récupéré une pierre de sang dans la boîte de Maeve. Maintenant, j’en possédais deux.
— Bon, il est temps de former un cercle, a annoncé Cal en se levant pour prendre une craie.
Lorsque nous nous sommes donné la main, tous les six, je me suis rendu compte que je considérais à présent les autres membres de Cirrus comme ma seconde famille.
Chacun tenait sa pierre dans la main droite et recouvrait la pierre du voisin de sa main gauche. J’ai commencé à tourner avec les autres, impatiente de sentir l’énergie m’envahir comme lors des cercles précédents.
Pourtant, rien ne s’est produit. On aurait cru que je retenais ma magye et refusais de me laisser aller. Puis j’en ai compris la raison : je ne me sentais pas en sécurité. J’ai décidé de me fier à mon instinct. Si un danger invisible me menaçait ici, je devais rester prudente et prier pour que la Déesse me protège.
Lorsque nous nous sommes arrêtés, les autres se sont tournés vers moi, comme toujours. J’ai secoué la tête. Devant leur mine surprise et le regard interrogateur de Cal, je me suis contentée de hausser les épaules.
— Je ne me sens pas très bien, a soupiré Jenna tout à coup.
— Tu dois libérer ton énergie, lui a répondu Cal. Les pierres augmentent les sensations, c’est normal.
Il l’a aidée à s’asseoir par terre, le front au sol, puis lui a pris son quartz et le lui a posé sur la nuque.
— Essaie de respirer calmement, lui a-t-il conseillé ensuite d’une voix douce, la main sur son dos. Ta magye intérieure commence tout juste à s’éveiller.
Robbie s’est assis pour adopter la même position. J’étais aux anges : les autres réussissaient enfin à ressentir l’énergie magyque qui m’avait envahie depuis le début ! Oubliant mes propres doutes, j’ai souri à Cal. Notre coven gagnait en puissance.
Une heure plus tard, Cal a brisé le cercle. Je me suis levée pour aller attraper mon manteau dans l’entrée.
— Bravo à vous tous, le cercle a bien fonctionné ce soir, a-t-il déclaré, et tout le monde a opiné. Les cours reprennent lundi, mais vous devrez continuer à travailler sur vous-mêmes. Ce sera sans doute plus simple maintenant que tout le monde a reçu sa pierre. Et rappelez-vous que nous avons à présent un coven rival. Kithic opère avec des sorciers qui ne sont pas dignes de confiance et complotent en douce. Pour votre propre bien, je veux que vous évitiez de fréquenter ses membres.
Sa déclaration m’a surprise, car il ne m’en avait pas parlé avant. Cependant, vu les liens entre Hunter et Sky, et Sky et Kithic, je comprenais tout à fait sa prudence.
— On ne peut même plus être amis avec eux ? s’est étonnée Jenna.
— Non, ce serait dangereux. Soyez prudents et, si vous voyez ou éprouvez quoi que ce soit d’étrange, venez aussitôt m’avertir.
— Tu penses qu’ils pourraient nous jeter des sorts ? a voulu savoir Ethan.
— Je ne crois pas. Je vous conseille juste de rester sur vos gardes.
Robbie écoutait Cal, impassible. Je doutais qu’il se résigne à cesser de voir Bree. Matt, lui, semblait totalement déprimé – dans sa relation avec Raven, il n’avait pas son mot à dire. Tant qu’elle voudrait de lui, il ne pourrait pas lui résister.
Cal et moi avons regagné la voiture. Je suis restée silencieuse, perdue dans mes pensées.